CHAPITRE XII

Le Vioter ne percevait plus les limites de son corps. Il était seulement conscient du contact de la main d’Ilanka sur sa droite et de celle de Joru sur sa gauche. Assis en triangle au milieu des herbes couchées par les rafales, ils avaient éprouvé le besoin spontané de se toucher, d’unir leurs forces pour affronter la tempête musicienne.

La sonde avait fini par admettre que les trois humains qu’elle guidait devaient attendre la fin de la tourmente pour repartir et s’était elle-même posée sur le sol, ses capteurs ayant évalué que son système anti-dérive ne résisterait pas à la puissance des bourrasques. Deux de ses phares continuaient de luire entre les tiges mouvantes, semant des flaques éblouissantes sur la terre gorgée d’eau. De temps à autre, elle émettait un crissement aigu et se soulevait de quelques centimètres pour s’arracher de la boue qui risquait de s’infiltrer dans les interstices de sa coque.

Les gouttes étaient désormais si denses qu’elles formaient une véritable cataracte, qu’elles frappaient avec violence le crâne et les épaules de Rohel et de ses deux compagnons. Leurs vêtements détrempés leur collaient à la peau et accentuaient l’irritation provoquée par cet incessant martèlement. Leur premier réflexe avait été de lever les bras au-dessus de leur tête pour s’abriter de la pluie, mais ils s’étaient aperçus que ce bouclier n’offrait qu’une protection dérisoire, qu’il valait mieux préserver la cohérence de leur petit groupe en continuant de serrer la main des deux autres.

Les lamentations des végétaux, les hurlements du vent, le crépitement de la pluie et les roulements de l’orage s’étaient entremêlés en un chœur unique et poignant qui semblait provenir des tréfonds de la planète. Dans un premier temps, il avait déclenché en eux un malaise qui s’était traduit par une nausée et des vomissements. À tour de rôle, ils avaient détourné la tête pour régurgiter de la bile. Puis ils avaient traversé des moments successifs d’abattement, de révolte et de colère, pendant lesquels ils avaient été habités de pulsions meurtrières. Il leur avait semblé que des courants de haine se transmettaient par la paume de leurs mains, que chacun confiait aux deux autres la noirceur de son âme et recevait en échange leur propre noirceur, qu’ils constituaient ainsi une entité qui se gonflait de rage et s’apprêtait à les dévorer tous les trois.

Ilanka, qui s’était déjà exposée aux tempêtes musiciennes et savait que cette immersion dans la boue de leur être ne durerait pas, les avait exhortés, par des pressions répétées et soutenues de ses doigts, à maintenir leur unité.

Joru avait ressenti, à l’encontre de la solmineur, une irritation soudaine qui avait rapidement dégénéré en exaspération. La confiance qu’elle lui avait redonnée dans les femmes – et, par extension, en lui-même – s’était soudain désagrégée et, de nouveau, il avait été hanté par les images odieuses des corps dénudés dans les chambres sordides du quartier Asmoda. Le contact avec la main d’Ilanka lui avait paru d’autant moins tolérable qu’un élan le poussait à l’accepter, à le prolonger. Leurs deux paumes jointes étaient à elles seules le résumé contrasté de son existence, le dégoût et le désir, le refus et l’abandon, la soumission et la rébellion. L’œil noir de la tempête le sondait jusqu’au fond de l’âme, faisait remonter les deux Joru à la surface, l’ancien et le nouveau, l’enfant malheureux épris de pureté et l’adolescent entré brutalement dans le monde des adultes. Sa culpabilité était double, celle de l’enfant qui n’avait pas témoigné à sa mère toute la tendresse et toute la reconnaissance qu’elle avait méritées, celle de l’adulte qui avait trahi ses idéaux d’enfant.

En tant que membre de la prestigieuse chorale de Cham, il aurait pu, il aurait dû consacrer tout son être à la recherche de la perfection – sa mère, en le dégoûtant des femmes, avait en ce sens préparé le terrain –, mais son désir pour Ilanka avait balayé ses aspirations comme le vent de Kahmsin balayait les pétales et les brindilles. Il contenait à grand-peine son envie de se jeter sur elle, non pas pour lui prouver son amour comme l’y avaient incité les démons des légendes chami, mais pour l’étrangler.

La solmineur percevait le ressentiment de Joru à son encontre. Il se traduisait par la douleur sourde qui montait de sa main, s’étendait jusqu’à son épaule et se diffusait dans tout son flanc droit. Elle aurait eu elle-même de nombreuses raisons de lui en vouloir, lui dont l’arrivée avait perturbé sa paisible existence de choriste. Elle avait marché pendant quatre années sur le chemin de l’idéal, elle avait expérimenté des états de conscience supérieurs lors des séjours précédents sur Kahmsin, elle avait franchi les passerelles qui menaient de l’humanité à la divinité, et cette lente construction de la perfection s’était écroulée comme un château de sable lorsqu’elle l’avait aperçu. Le vent, la pluie, le chant de la planète la meurtrissaient, sa peau se hérissait de froid, d’humidité. Elle ne sentait plus le tissu de sa robe. Elle savait qu’approchait le moment de la vérité, qu’elle explorerait bientôt d’autres zones inconnues d’elle-même. Elle avait bouleversé la qualité vibratoire de Kahmsin en commettant une faute et elle redoutait à présent la sentence de la planète, consciente qu’elle risquait de subir une épreuve encore plus redoutable que le Morticant.

L’odorat de Rohel était devenu extrêmement sensible : il humait non seulement les senteurs végétales et minérales, mais également les odeurs des innombrables animaux dissimulés dans les herbes autour de lui, rongeurs, serpents, vultures surpris par la tempête… Malgré les cordes d’eau, le vent colportait d’autres odeurs, plus lointaines, plus fortes, menaçantes. Son instinct lui commandait de rester près de ces deux humains pour les protéger d’un danger imminent. Tous sens aux aguets, il discernait de multiples petits bruits, craquements, grattements, dans le chœur de la tempête. Des images de violence et de sang l’effleuraient, nourrissaient sa nature animale, aiguisaient son odorat, son ouïe, sa vue. Il ne savait plus très bien s’il se tenait à deux ou à quatre pattes, il se rendait seulement compte qu’il avait rompu la chaîne qui le reliait aux deux humains et que son nez, ou sa truffe, se promenait à quelques centimètres du sol. La pluie et le froid ne parvenaient plus à percer l’épais manteau qui le recouvrait de la tête aux pieds. De l’état d’homme, il gardait des souvenirs confus qui, de temps à autre, remontaient à la surface de sa conscience, des situations où il avait dû justement en appeler à son animalité, à son instinct de survie. La tempête musicienne semblait avoir mis ces bribes d’existence bout à bout et façonné un nouvel être qui ne conservait de l’ancien que de vagues réminiscences.

Ses muscles se contractèrent tout à coup. La tension annonciatrice d’un combat. Deux fauves se dirigeaient vers eux. Il captait, dans leur odeur exaltée par l’humidité, une force et une férocité inouïes. Leurs pattes martelaient le sol en cadence et, de leurs gueules entrouvertes s’échappaient des grondements sourds qui proclamaient leur volonté de tuer. Ils couraient face au vent pour masquer leur approche, mais ils n’avaient pas compté sur les caprices des bourrasques.

Bien qu’il ne les distinguât pas encore, il était persuadé de les avoir déjà vus quelque part, de les avoir déjà combattus. L’image de fauves noirs pourvus de longs museaux, de pattes puissantes et d’un poitrail massif lui revint en mémoire. Dans son souvenir, ils accompagnaient des hommes vêtus de gris qui s’arc-boutaient sur leurs jambes pour les retenir. L’un d’eux avait échappé à son maître à la faveur d’un tremblement de terre et avait couru à sa rencontre. Il l’avait affronté, il avait senti son souffle chaud sur sa peau, ses mâchoires avaient claqué tout près de sa gorge. Il l’avait vaincu mais, s’il le voyait encore rouler au-dessus de lui et se figer dans les herbes, il ne se rappelait plus la manière dont il s’y était pris pour le terrasser.

Il regarda les deux humains assis l’un en face de l’autre et dont le vent colportait la peur et la haine. Il se remémorait la voix harmonieuse de la femelle et le timbre plus éraillé du mâle, mais il ignorait quel genre de rapport il entretenait avec eux. Certainement pas une relation domestique, en tout cas : contrairement aux deux tueurs qui approchaient à grande vitesse, il ne s’était jamais plié à la volonté de l’homme.

Des lumières artificielles provenaient d’un objet mécanique, balayaient les ténèbres, soulignaient les ondulations des végétaux et les traits obliques de la pluie. Étrangement, cette boule inanimée, qui sentait le minéral oxydé, abritait une forme de vie à l’intérieur de ses flancs.

Des éclairs griffèrent l’encre nocturne, accrochèrent des éclats rougeoyants au milieu des vagues de l’océan d’herbe. Les tueurs à la fourrure noire avaient surgi à quelques pas. Ils avaient ralenti l’allure après avoir localisé leur adversaire. Même s’ils étaient le produit d’une manipulation génétique, ils conservaient l’instinct de l’ourlouf dont ils étaient issus. Il savait donc qu’ils n’attaqueraient pas ensemble. L’un se tapirait dans les ténèbres, attendrait que l’autre ait engagé le combat, jaillirait au moment opportun, lui sauterait sur le râble ou lui agripperait une cuisse selon les péripéties de l’affrontement. Il lui faudrait donc s’occuper du premier tout en surveillant le second. Une tâche que l’obscurité et l’épaisseur de la végétation rendaient difficile, voire impossible.

Alors, il s’abandonna totalement à sa nature animale, se dressa sur ses quatre pattes, ouvrit la gueule et libéra un grondement d’avertissement. Il entrevit, à la faveur d’un éclair, des yeux qui luisaient comme des braises incandescentes entre les herbes dansantes. Ce n’était pas son sang qu’ils voulaient mais celui de l’homme et de la femme. Ils s’étaient gavés de viande humaine au cours de la journée, et cette orgie, loin de les rassasier, avait stimulé leur appétit.

Le vent de Kahmsin lui ordonnait de protéger cet homme et cette femme jusqu’à la mort. C’était également le meilleur – le seul moyen de défendre sa propre vie.

*

La tempête avait surpris fra Kirléan au milieu de la plaine. Il était sorti de l’Ontegut pour se dégourdir les jambes et, sans s’en rendre compte, poussé par le désir inconscient de se porter au-devant de Sakyja et de ses équipiers, il avait parcouru quatre bons kilomètres. Il regrettait amèrement d’avoir laissé partir la chivetaine sans lui avoir révélé les véritables intentions de Lokus. Encore une fois, il n’avait pas eu la volonté de s’opposer à l’intelligence artificielle, dont les projets – c’était une constante – allaient à l’encontre de ses sentiments. Il espérait que Sakyja se rendrait compte de leur forfaiture, ferait demi-tour et atteindrait le vaisseau avant le déserteur du Jahad. Il doutait que la dignité de Berger Suprême du Chêne Vénérable, la religion la plus puissante de l’univers, valût l’amour d’une femme. Il se rendait compte, un peu tard, que Lokus s’était servi de lui pour assouvir ses propres ambitions. Le cerveau artificiel avait besoin d’une marionnette pour gouverner l’Eglise, parce que les Ultimes, les pras, les fras et les fidèles n’auraient pas pu se reconnaître dans une machine.

Le missionnaire avait tenté de revenir sur ses pas lorsque les premières gouttes lui avaient frappé le crâne, mais il n’était pas allé bien loin : il s’était effondré face contre terre, incapable de se relever, toute volonté annihilée. Le froid et l’humidité l’avaient transpercé jusqu’aux os, mais il avait souffert bien davantage des sons qui retentissaient autour de lui comme des coups de cymbale. Chaque roulement d’orage, chaque plainte végétale, chaque sifflement du vent avaient exhumé des sentiments enfouis au plus profond de lui-même, lui avaient dénudé l’âme. Il n’avait même plus la possibilité de se retirer en lui-même, ses constructions mentales s’étaient effondrées les unes après les autres. La mort était sans doute un incomparable soulagement en comparaison du calvaire qu’il subissait, mais le destin s’acharnait à le maintenir en vie, le contraignait à ressentir toute l’horreur de cette nuit de cauchemar. Cloué au sol, il tentait parfois de se relever mais ses muscles ne lui obéissaient plus.

Il songeait alors à Lokus, tranquillement abrité dans sa cabine de l’Ontegut, ce monstre mécanique qu’il avait tiré de son sommeil de dix siècles et qui le manipulait comme un pantin. Il pensait également à l’Église, à Gahi Balra, le Berger Suprême, aux Ultimes confits dans leur suffisance, à ses frères des missions, aux hérétiques qui brûlaient à petit feu dans les fours à déchets. Il était un tentacule de cette immonde pieuvre tapie sur une multitude de mondes, et il n’avait pas d’autre ressource que de pleurer pour extirper tout le dégoût de son corps.

Ses forces déclinaient rapidement et le vent était sur le point d’emporter sa vie, mais il lui fallait tenir jusqu’à l’aube pour accomplir son dernier acte d’homme libre.

*

Pendant que son congénère effectuait un large crochet pour prendre le défenseur à revers, le premier ourlaïr s’était tapi dans les herbes et avait entamé une lente progression en position couchée. Il avait compris que les éclairs, qui se succédaient à une fréquence élevée, risquaient de trahir sa présence et il évitait tout mouvement brusque, tout bruit qui eût révélé ses manœuvres d’approche.

Il exploita un infime relâchement de l’adversaire pour lancer sa première attaque. Il bondit vers la forme blafarde qui se dressait entre les deux humains et lui. Il dirigea son attaque vers la gorge offerte mais, alors qu’il allait planter ses crocs dans la fourrure gris clair, l’adversaire se déroba d’un bond sur le côté. L’ourlaïr comprit en une fraction de seconde qu’il avait été joué, que l’autre avait feint une perte de concentration pour l’inciter à se découvrir. Quant aux deux humains, ils n’eurent pas les réactions de panique coutumières à leurs semblables, ils restèrent immobiles, les yeux clos, les mains jointes, seulement différenciés de la matière inerte par leurs palpitations et leurs odeurs.

L’assaillant se reçut en souplesse sur ses pattes, aperçut une tache pâle et mouvante sur sa gauche, effectua un nouveau bond, latéral cette fois, pour esquiver la riposte de son adversaire. Ce dernier, un peu plus léger, moins puissant donc, avait l’avantage sur lui de la vitesse, et ses crocs, après avoir déchiré la pointe de son oreille, crissèrent sur les os de son crâne.

La douleur, cuisante, excita la fureur de l’ourlaïr. Il se retourna avec une vivacité surprenante pour un animal de sa corpulence, allongea le cou, glissa le museau sous les cuisses de l’autre, tenta de lui happer les testicules – une attaque spécifique des combats animaliers qui faisaient l’objet de paris sur Godoron.

L’animal à la fourrure claire poussa un grognement de colère, lança ses pattes postérieures vers le haut, bascula, roula sur lui-même pour échapper aux terribles mâchoires, se rétablit deux mètres plus loin, dans le faisceau des phares de la sphère mécanique. L’ourlaïr aperçut les taches pourpres qui maculaient le poil de son adversaire, mais l’odeur l’informa qu’il s’agissait du sang qui s’écoulait en abondance de sa propre oreille sectionnée. Pendant quelques secondes, ils s’observèrent en silence, chacun cherchant le défaut de l’autre, guettant le premier signe d’inattention.

L’ourlaïr avait été opposé à bien des combattants, plus volumineux, plus sournois, mais aucun qui eût des réflexes aussi aiguisés. Il les avait défaits avec facilité, leur incisant d’abord le flanc ou la cuisse d’un coup de griffe, leur ouvrant l’abdomen ou, pour les plus récalcitrants, leur arrachant les testicules. Il lui suffisait ensuite de leur broyer la gorge ou leur dévorer les viscères pour les achever. La mort était le prix à payer pour les vaincus.

La pluie cessa soudain de tomber et les nuages effilochés par le vent se déchirèrent, dévoilèrent des pans de ciel étoile. En revanche, le chœur des éléments ne baissa pas d’intensité. Il changea seulement de tonalité, passant de la tristesse la plus poignante à une forme de sérénité caractérisée par des harmoniques suaves. Des rayons d’un satellite nocturne de Kahmsin miroitèrent à l’infini sur les épis ruisselants.

L’ourlaïr déclencha son deuxième assaut. Il avait désormais compris que ce combat était beaucoup plus incertain que les affrontements dans les lumières crues et les clameurs agressives de Godoron et, même si son tempérament agressif le poussait à l’offensive, il l’associait désormais à une certaine prudence, à une tactique de harcèlement. Il ne chercha plus à blesser son adversaire mais seulement à le faire reculer, à le maintenir sur la défensive, à le contraindre à porter toute son attention sur lui, à favoriser l’attaque de son congénère caché dans les herbes. Les babines retroussées, il simulait donc ses assauts, visant tantôt la gorge, tantôt l’abdomen, tantôt les cuisses.

L’autre esquivait avec une grande facilité, effectuait de temps à autre une volte-face pour s’interposer entre les deux humains et l’assaillant. Il protégeait cet homme et cette femme immobiles avec la même férocité que l’ourlaïr obéissait à ses maîtres. À l’état sauvage, les animaux n’en appelaient pas à cette fureur dévastatrice qu’ils déployaient quand ils entraient au service des hommes.

L’ourlaïr jugea qu’il devait s’en prendre aux deux humains pour déstabiliser le défenseur et l’amener à commettre une erreur. Il feignit donc de se jeter sur lui et, au dernier moment, bifurqua sur sa droite. Ses pattes antérieures déséquilibrèrent la femme qui roula dans les herbes en poussant un hurlement d’effroi. Il l’enjamba, dirigea son museau vers la gorge découverte mais, du coin de l’œil, il épia les réactions de l’autre. Il entrevit un éclair blanc sur sa gauche. La vitesse de la contre-offensive le surprit, de même que la force et la précision avec laquelle les crocs se plantèrent dans son flanc. Il voulut se retourner pour riposter, mais les mâchoires de l’animal à la fourrure claire restèrent solidement enfoncées dans sa chair, et chacun de ses mouvements aviva la douleur qui lui irradiait les côtes. Il cessa de s’agiter pour donner à son rival l’impression qu’il capitulait et exploiter un éventuel relâchement de sa part, mais les crocs le rongeaient peu à peu et le vidaient de ses forces.

Au moment où il s’apprêtait à céder, à se coucher sur le flanc, une attitude de soumission qui marquerait sa défaite, son congénère surgit de l’obscurité et bondit sur l’échine de l’adversaire, qui perdit l’équilibre et lâcha immédiatement sa prise.

Ilanka se releva et contempla avec inquiétude le ballet confus qui se jouait dans les herbes. La brusque agression de l’ourlaïr blessé l’avait tirée d’un état d’extase prolongé. Les yeux clos, les lèvres étirées en un sourire, Joru n’avait toujours pas réagi. Il semblait avoir franchi cette passerelle intérieure qui menait de l’humain au divin. Les nuages désertaient en désordre, livrant le ciel au satellite blême de Kahmsin. La lumière céruse revêtait la plaine d’un voile onirique. La solmineur se demanda où était passé Rohel. Elle lança un regard autour d’elle, tenta de le repérer parmi les herbes ployées par le vent. Elle discerna la forme ronde de la sphère, qui avait éteint tous ses phares, mais ne distingua aucune silhouette alentour. Elle présuma alors que leur compagnon hors-monde était parti au cours de la nuit et les avait abandonnés à leur sort. Elle prit conscience que l’intervention de cet animal au pelage clair surgi de nulle part – les deux fauves noirs étaient probablement les ourlaïrs dont leur avait parlé la sonde – les avait préservés, Joru et elle, d’une mort certaine. Elle se rendit également compte que leur défenseur avait été renversé par le deuxième assaillant et qu’ils avaient roulé tous les deux dans les herbes.

L’ourlaïr blessé ne participait pas à la lutte mais ses yeux rouges, flamboyants, restaient rivés en permanence sur la solmineur. La victoire de son congénère donnerait le signal de la curée. Il savait que, même diminué, il n’avait rien à craindre de ces deux humains. De temps à autre, il penchait la tête sur le côté et léchait le sang qui s’écoulait de son flanc.

Les intestins d’Ilanka se nouèrent lorsque l’animal à la fourrure claire, couché sur le flanc, s’immobilisa après une série de soubresauts. Elle apercevait les oreilles dressées de l’ourlaïr allongé de l’autre côté et qui poussait des grognements de triomphe. Elle adressa une brève prière aux dieux du panthéon chami. Déjà le fauve blessé s’était dressé sur ses pattes et s’approchait d’elle en claudiquant. Un réflexe la poussa à se rapprocher de Joru. Le vent s’engouffrait sous sa robe encore imbibée d’eau et décollait le tissu de sa peau à grands coups de rafales.

Elle entendit un râle étouffé, se retourna. Des contractions parcouraient l’échine de l’animal à la fourrure claire, tandis que les mouvements de l’ourlaïr se ralentissaient, se figeaient. Elle comprit alors que ce dernier n’avait pas réussi à se dégager de l’étau mortel des mâchoires de son rival, que les grondements qu’elle avait pris pour des manifestations de triomphe n’avaient été que des gémissements d’agonie.

Le deuxième ourlaïr s’aperçut également de sa méprise lorsque l’adversaire se releva et, les babines marbrées de sang, s’avança vers lui. Sa mort était inscrite dans les yeux jaunes qui crucifiaient la nuit, dans la vision du cadavre de son congénère, dans ses propres blessures. Il ne se laissa pas vaincre sans se défendre, toutefois, car le courage était imprimé dans ses gènes. Il se figea sur ses pattes ensanglantées et attendit l’attaque.

Joru ouvrit les yeux juste à temps pour voir une forme claire se précipiter avec la vitesse de l’éclair sur un animal noir. Une brève mêlée opposa les deux fauves, arc-boutés l’un contre l’autre, qui se frappaient à coups de pattes et de crocs. Puis l’ourlaïr, trahi par ses forces, céda brusquement et s’affaissa sur le flanc. Il n’eut pas le temps de se relever, ni même celui de se protéger avec ses membres. Son adversaire lui happa la gorge et, d’un coup de mâchoire aussi puissant que précis, lui broya le pharynx.

Joru reprit ses esprits, se releva et serra Ilanka contre lui. Leurs vêtements gorgés d’humidité produisirent un étrange chuintement lorsqu’ils se frottèrent l’un contre l’autre.

— D’où viennent ces animaux ? demanda le rémineur d’une voix mal assurée.

Elle frissonna dans ses bras, posa la tête sur son épaule.

— Les noirs sont certainement les ourlaïrs des pirates, répondit-elle. Le blanc nous a été envoyé par la providence.

— Où est passé Rohel ?

À peine avait-il posé la question que des formes indistinctes, à demi enfouies dans les herbes, attirèrent son attention. Joru repoussa Ilanka avec douceur, écarta les tiges du pied, s’accroupit, ramassa des vêtements maculés de boue, ainsi qu’un objet allongé et lourd. Il se releva, se retourna vers la jeune femme.

— Il ne serait pas parti sans son épée.

Il entoura la poignée métallique de ses doigts. Une chaleur intense l’obligea à relâcher précipitamment sa prise. À cet instant, l’animal à la fourrure claire se précipita sur lui, saisit le fourreau entre ses mâchoires et le lui arracha des mains. Puis il le reposa sur le sol et s’allongea à côté, le museau posé sur ses pattes antérieures croisées. Joru se pencha et tendit le bras pour reprendre l’épée, mais le fauve redressa la tête, retroussa ses babines ensanglantées de sang et poussa un grognement menaçant.

— La métamorphose, murmura Ilanka d’un air pensif.

Elle avait vécu un début de transformation lors de ses séjours sur Kahmsin. Elle n’avait pas établi le lien entre la disparition de Rohel et l’apparition de cet animal, mais à présent l’évidence lui sautait aux yeux. Dans l’enceinte de la Psallette, d’étranges histoires couraient sur les choristes métamorphosés par les tempêtes musiciennes : certains anciens prétendaient qu’ils ne recouvraient jamais leur apparence originelle, qu’ils erraient dans les plaines jusqu’à la nuit des temps et veillaient sur le chœur impérial pendant la saison.

Joru abandonna l’idée de récupérer l’épée et s’avança vers la jeune femme. Les éléments chantaient désormais un hymne à la beauté saisissante, et les rayons diffus du satellite nocturne se réfléchissaient sur les corolles et les épis détrempés. Ilanka désigna l’animal d’un mouvement de menton.

— Il te protège de la puissance de l’épée, dit-elle. Elle ne doit pas être mise entre n’importe quelles mains.

— Comment le sait-il ?

— L’instinct. Il veillera sur elle jusqu’au retour de son propriétaire légitime.

— Et s’il ne revenait pas…

— Il est déjà là.

L’air ahuri du rémineur arracha un sourire à la jeune femme. Elle le prit par la main et le força à s’asseoir.

— Il ne nous reste que quelques heures pour entendre le chant, déclara-t-elle.

Il remarqua que sa voix formait déjà un accord parfait avec le chœur des éléments de Kahmsin. Alors il ferma les yeux et s’imprégna de l’harmonie paisible de la nuit.

 

La sensation persistante d’une présence tira Joru et Ilanka de leur silence intérieur. Ils s’étaient fondus pendant la nuit dans la symphonie planétaire et, juste avant l’aube, alors que les éléments s’étaient tus, ils avaient eu l’impression que le vent, les végétaux et la terre avaient continué de chanter à l’intérieur d’eux-mêmes, que leurs corps avaient vibré comme les cordes d’un instrument de musique.

Les premières lueurs du jour ourlaient l’horizon d’une frange bleutée. Les herbes bruissaient délicatement sous l’effet de la brise.

Ils virent d’abord un corps allongé à côté de l’épée. Quelques secondes leur furent nécessaires pour reconnaître Rohel, dont la peau, teintée de bleue par la clarté naissante, s’ornait de longues éraflures. Des taches de sang séché maculaient son visage, principalement autour de la bouche et sur le menton. Ils crurent un moment qu’il était mort, mais le mouvement lent et régulier de sa poitrine leur indiqua qu’il était seulement plongé dans un sommeil paisible.

Ilanka lut dans les yeux de Joru qu’il avait à son tour fait le rapprochement entre le hors-monde et l’animal qui les avait protégés.

Un cliquetis retentit derrière eux. Ils tournèrent la tête, découvrirent alors un spectacle qui leur glaça le sang. Une cinquantaine de silhouettes s’étaient déployées dans la plaine. Deux sondes, frappées d’un triangle rouge inscrit dans un cercle jaune, volaient silencieusement au-dessus d’elles.

Joru lança un regard affolé sur les environs, mais il se rendit compte que les gardes impériaux, guidés par des limiers mécaniques, s’étaient placés de manière à leur interdire toute retraite.

Cycle de Saphyr
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